Origine "métèque"

Je suis un métèque. Mon arrière-arrière-grand-père côté paternel venait du sud de la France, de la région de Nîmes. Il était compagnon mécanicien, s’arrêta un jour à Genève et devint « cabinotier » (le nom qu’on donnait alors aux horlogers), comme l’était le père de Jean-Jacques Rousseau. En arrivant, il ne savait ni lire ni écrire, et il termina sa carrière comme ministre des Finances de la République et canton de Genève, au milieu du XIXe siècle. J’ai hérité de lui, au fil des générations, la collection complète de L’Encyclopédie, magnifique édition de l’époque, et toute l’œuvre de Voltaire.

Mon père, quoique d’origine suisse, était un félibre, c’est-à-dire membre du Félibrige, école littéraire d’écrivains et de poètes provençaux. Il est né près de Genève, à Carouge, ancienne capitale du royaume de Sardaigne. Il ressemblait à un Berbère. Il était multiple, d’une incroyable puissance de travail. Écrivain, il fit aussi des recherches historiques, écrivit des essais philosophiques, des poèmes, et même des pièces de boulevard. Il était aussi peintre, docteur en sciences, publiciste et professeur. Je l’ai toujours connu travaillant seize heures par jour.

Ma mère, elle, est née à Chicago. Mon grand-père côté maternel venait de Trieste, il était d’origine hongroise. Trieste était alors le port de l’Empire austro-hongrois. Son père y était armateur et très riche. Lors d’un voyage aux États-Unis, il décida de s’y installer. Il épousa là-bas une jeune immigrée française, très pauvre, elle, fille d’un curé défroqué. Mon grand-père remplit toutes les cases de ce qui fait le mythe américain, qui veut que tout y soit possible. Il fut chercheur d’or dans l’Ouest, fit fortune, posséda des mines d’or, et claqua tout son fric en menant grand train à son retour à Chicago, avec maisons, calèches et chevaux. Quand il avait tout dépensé, il repartait faire fortune ailleurs. L’Argentine s’électrifiait ? Il abattait une forêt entière pour en faire des poteaux. Et la pampa, c’est grand. Il n’y avait pas de chevaux à Hawaï ? Il y amenait une jument et un étalon et peuplait l’île de chevaux. Ma grand-mère se fatigua de ces aventures et ramena ses quatre enfants en Europe. Elle était peintre, militante pacifiste et féministe. Après avoir parcouru l’Europe, elle finit par s’installer à Genève avec sa famille et y ouvrit une pension dans un quartier où beaucoup de réfugiés bolcheviques vivaient, ayant fui la Russie après la première révolution de 1905. Elle a très bien connu Lénine et, comme on le raconte dans ma famille, c’est lui qui a converti ma grand-mère aux idées communistes.

 

Ma mère avait fait un peu de théâtre à Paris, suivi les cours de Jacques Copeau. Parfois les étudiants tenaient des petits rôles dans des pièces montées par celui-ci. Et ma mère était extrêmement fière d’avoir une fois joué avec Louis Jouvet.

Toute cette saga familiale pour dire que je n’ai pas de racines, pas de véritable identité. Beaucoup d’artistes, pour créer, puisent dans leurs origines, leur culture, leur appartenance à un peuple. Mes parents habitaient à Genève, mais savaient à peine où se trouvait la Suisse. À cet égard, j’étais donc un orphelin, un exilé de l’intérieur, posé sur une frontière entre la Suisse et la France. Au début, cela m’a causé quelques problèmes. J’étais un peu envieux de ceux qui appartenaient à une culture et à un peuple. Je me disais, par exemple en parlant un jour avec les frères Taviani : ils ont la terre de la Toscane à leurs souliers. Quelle chance ils ont ! Moi, mes souliers sont tout propres. J’ai d’abord dû chercher autour de moi des petits lieux, des recoins, propices à appuyer sur le bouton d’une caméra. Une fois ce territoire épuisé, j’ai dû partir à l’étranger. Et cela n’est pas toujours facile de trouver ce qu’on peut y faire. Il y a le problème de la langue, et je refusais catégoriquement la solution du doublage, pour ne pas m’échouer dans l’euro-pudding. Je me suis heureusement souvent trouvé ou retrouvé dans les lieux que j’avais choisis pour y faire des films.


En fin de compte, je suis très heureux de ne pas avoir de problèmes de racines ou d’identité. Tant de gens sont prêts à s’étriper pour cela. Cela me rend plus léger. J’ai même fait la paix avec ma ville natale, avec laquelle j’avais eu des rapports à la fois tendus puis distendus. Comme le disait Maïakovski, je suis « le nuage en pantalon ».

(Sources : « Alain Tanner – Ciné-mélanges » éditions du Seuil)

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