Renato Berta

Une époque formidable

entretien avec Renato Berta

de Cyril Béghin, Paris, le 17 décembre 2010

L’impressionnante carrière de Renato Berta alterne collaborations avec Jean-Marie Straub, André Téchiné, Jean-Luc Godard, Alain Resnais ou Manoel de Oliveira. Il a été le directeur de la photographie des six premiers longs métrages de fiction d’Alain Tanner, de Charles mort ou vif (1969) à Messidor (1979), période de découvertes et d’expérimentation pour le cinéaste suisse, et pour lui-même.

Comment avez-vous rencontré Alain Tanner ?

La première fois c’était en 1964, au festival de Locarno. Je suis une « créature » du festival. Locarno proposait des sections et des activités parallèles : il y avait le jury des jeunes, et des cours de cinéma animés par Freddy Buache. On pouvait découvrir des films du cinéma contemporains aussi bien que des œuvres importantes du passé, et approcher les réalisateurs, comme Glauber Rocha par exemple. Il y avait, de manière plus générale, un enthousiasme dans la cinéphilie que je ne rencontre plus aujourd’hui.

C’est là que j’ai vu le premier long-métrage de Tanner, Les Apprentis. A l’époque j’étais apprenti-mécanicien, je connaissais de l’intérieur ce dont il parlait. J’étais un peu dubitatif sur le contenu « politique » du film ; il ne faut pas oublier que mai 1968 mijotait partout, les jeunes de ma génération étaient politiquement très marqués et d’office critiques. On accordait peu de confiance à des cinéastes s’attaquant à la problématique ouvrière sans appartenir au milieu qu’ils décrivaient. Mais, pour vous donner un point de comparaison : la même année, Le Guépard était sorti et je m’étais disputé avec Freddy Buache, en qualifiant le Visconti de « film de bourgeois » ! Alors qu’ il est pour moi, aujourd’hui, un film important, auquel je suis très attaché.

 

Vous vous souvenez plus précisément de ce que vous reprochiez aux Apprentis ?

Sûrement des choses peu sérieuses, et uniquement liées à la politique. En tous cas, nous en avons franchement parlé avec Tanner, à l’occasion de cette projection à Locarno.

Après ça, je suis les cours du Centro Sperimentale, l’école de cinéma de Rome. J’en sors en 1968 et je débarque en Suisse. Je connaissais déjà des cinéastes suisses comme Francis Reusser, avec qui j’avais travaillé alors que j’étais encore à Rome. Il y avait aussi Yves Yersin, des gens plutôt de Lausanne. Bref, on commence à tourner. A l’été 1968, je travaille sur Vive la mort ! de Reusser, et Tanner vient sur le tournage, à la recherche d’un opérateur. Il me donne le scénario de Charles mort ou vif, et je me retrouve sur le film, qui a eu le succès que vous connaissez. C’est pratiquement là que j’ai démarré mon métier d’opérateur. Depuis je n’ai plus arrêté.

 

Comment s’est passé cette seconde rencontre, après le dialogue à Locarno ?

Très bien, Tanner était tout à fait ouvert. Il avait un rapport critique évident avec le pays dans lequel il vivait, et nous nous sommes retrouvés sur une vision de la Suisse à travers le sujet de Charles mort ou vif, que je trouvais passionnant pour une première fiction. Le film résiste encore aujourd’hui, tout en étant vraiment né de son époque. Les interventions politiques, les excès existentiels semblaient alors appartenir aux jeunes, mais Charles mort ou vif présentait l’histoire d’une personne d’un certain âge en rupture avec la société. C’est à travers ce point de vue inattendu que Tanner a saisit des aspects du monde dans lequel on vivait.

Par ailleurs, malgré la profondeur et la finesse de ses films, Tanner a toujours été tranchant sur certains sujets, et je n’étais parfois pas d’accord avec ses jugements. C’est, pour moi, l’une de ses grandes qualités : entre son discours et ce qu’il crée, il y a cette différence qui rend la vie plus intéressante que ce qu’il voudrait faire croire.

 

Quand Tanner vous aborde à l’époque, il vient essentiellement avec le scénario ?

Oui. Mais c’est à ce moment aussi qu’il commence à me parler du Groupe 5. Ils avaient passé un accord simple avec la télévision de Genève, qui finançait l’équivalent d’une « dramatique télé » ordinaire pour la réalisation d’un film de cinéma. Charles mort ou vif a ainsi été tourné en 21 jours, peu payé – autant de contraintes que l’on acceptait. Le manque de moyens n’était pas subi, il devenait moteur. Et dans tous les premiers films que j’ai faits, malgré les difficultés financières et techniques, les choix ont été finalement cohérents.

C’était une époque d’enthousiasme, surtout par rapport à un cinéma suisse qui n’existait presque que du côté allemand, où il se produisait des films intéressants, mais dans la langue et avec des sujets locaux. En Suisse romande, il se passait très peu de choses. Nos métiers n’existaient pas pour les administrations du pays. C’était presque un tabou. C’est nous qui avons créé la première association de techniciens du cinéma en Suisse, à peu près au moment de La SalamandreCharles mort ou vif a donc été une respiration, un signal de départ. Les Suisses romands étaient tournés vers Paris, les Suisses allemands vers l’Allemagne, moi tessinois vers l’Italie ; mais le film de Tanner, qui était sorti à Paris avec succès, a bousculé ces équilibres lorsqu’il est revenu en Suisse. C’est pour toutes ces raisons qu’il a été une date capitale dans le cinéma suisse.

Ce sont des constats rétrospectifs : à l’époque on ne savait pas bien où l’on allait. Les films étaient fabriqués à l’instinct, avec peu de moyens : une équipe réduite, du 16 mm gonflé en 35, sur une pellicule inversible peu sensible, ça n’était pas simple. On a tendance à sous-estimer ces problèmes. La seule caméra qui permettait alors de faire du son direct était une Eclair qui venait de sortir, et j’en avais acheté une juste avant Vive la mort ! Cette caméra, je l’ai équipée, soignée, j’ai tourné beaucoup de films avec, dont les trois premiers Tanner, mais aussi Othon de Straub et Huillet, par exemple. Quand les premières caméras insonorisées 35 mm sont arrivées, ça nous a facilité la vie.

 

Tanner cadrait parfois lui-même ?

Non, mais, par exemple, dans les scènes de Charles mort ou vif qui se déroulent dans la cuisine, on a tourné pas mal de plans en travelling, avec une chaise à roulettes, et c’est lui qui poussait. Pour Charles mort ou vif, je ne m’occupais que de la photo. Il y avait un cadreur, un garçon avec une bonne pratique de la caméra à l’épaule, technique que je ne maîtrisais pas complètement à l’époque même si j’avais fait pas mal de reportage. Et puis je sortais tout juste de l’école, à 23 ans, je n’avais pas des idées très arrêtées.

On est partis un peu comme ça, aujourd’hui on nous dirait inconscients. Une inconscience qui correspondait à nos âges, et au fait que le terrain du cinéma suisse était quasi-vierge. Mais aussi parce qu’il y avait, partout, une atmosphère créative. A Genève, le théâtre de Carouge et son équipe de comédiens, dont François Simon, qui l’avait fondé, faisait un bon travail de politique théâtrale, sans être « institutionnalisé-formaté » comme le sont beaucoup de lieux de création aujourd’hui. Disons que c’était une époque avec des possibilités ; aussi parce qu’on pouvait cachetonner facilement à la télévision, où j’ai beaucoup travaillé entre un film de cinéma et un autre. Tanner le faisait aussi, mais on ne s’est jamais retrouvés dans ce contexte. Ça a été très formateur, on apprend énormément en faisant le cadre pour des reportages. De cette époque m’est restée l’envie et le plaisir d’être au cadre. Après je n’ai plus lâché la caméra, j’ai beaucoup de peine à dissocier la lumière et le cadre.

 

Tanner avait-il des désirs précis pour la lumière de Charles mort ou vif ?

Ça n’était jamais formulé en termes directs. Définir trop précisément des exigences entraîne des décisions d’organisation, de location de matériel et de technique parfois impossibles à prendre. Il s’agissait plutôt d’adapter, de trouver des solutions au coup par coup. Pendant un tournage en intérieur, si soudain en extérieur la lumière devenait intéressante, on sortait ; l’équipe étant peu nombreuse, on pouvait s’organiser presque sans plan de travail. On avait cette liberté, c’est le mot qui convient. Liberté que l’on n’a pas retrouvée à partir du moment où les films sont devenus plus chers. Aujourd’hui tu en rêves, de cette liberté !

Evidemment, tout cela était aussi influencé par la Nouvelle vague française. Mais cette Nouvelle vague était une réaction à une structure qui existait déjà, et à des générations de cinéastes. Il y avait une énergie polémique, tandis que nous partions pratiquement de zéro.

Il y a eu un moment de grâce pour le cinéma suisse. Que les gens de la télévision acceptent le Groupe 5 est une chose aujourd’hui inimaginable. Et il y avait des cinéastes formidables. Michel Soutter a marqué beaucoup, parce qu’il avait déjà tourné un long-métrage, La Lune avec les dents. Il avait une intelligence des plans et une sensibilité au jeu des comédiens très différentes de Tanner. On s’entendait bien. Aujourd’hui les cinéastes ont dans un rapport de concurrence, ils se méfient les uns des autres, mais la dynamique créative passe par l’échange, on l’oublie trop. Il faut se poser des questions ensemble. Comment filmer, comment attaquer certains motifs, certains sujets ? Est-ce qu’on doit faire du champ-contrechamp, du travelling? Ce sont toutes des questions fondamentales. J’appréciais aussi le travail du chef opérateur de Soutter, Simon Edelstein.

 

Qu’est-ce que vous aimiez chez Edelstein ?

Il était très fort au cadre. Soutter faisait des plans séquences très élaborés. Pas d’un point de vue technique, c’est Simon qui se débrouillait pour « filmer » les comédiens, mettre en évidence des détails d’une scène. Les mises en place et les plans étaient cohérents, organiques. Simon faisait un travail très risqué, mais sans ostentation. Les Arpenteurs [1971] est, de ce point de vue, un film magnifique. Tanner était différent dans son découpage, il n’avait pas peur de la coupe.

 

Chez Tanner aussi, il y a dès le départ un usage particulier des comédiens. Charles mort ou vif emploie un comédien ouvertement théâtral, François Simon, dans un film aux caractéristiques anti-théâtrales.

François Simon était genevois, avec une grande expérience, on n’avait pas besoin de lui expliquer grand-chose du personnage. Malgré son âge, il était très drôle et fondamentalement plus jeune que certains jeunes du tournage. Dans La Salamandre, ce n’est pas un hasard si l’on retrouve Jean-Luc Bideau et Jacques Denis, qui étaient déjà passés chez Soutter [dans James ou pas, 1970]. C’est plutôt que Tanner fonctionnait différemment dans son rapport personnel aux comédiens, il restait plus renfermé que Soutter, plus sec. Il n’a jamais été bavard.

 

Par nature, ou par stratégie de travail ?

Il a un côté « ours » en général. Je dis ça de façon totalement sympathique. Cet aspect lui a permis de faire ses films, mais c’était un autre cinéma. Le cœur des films de Tanner n’a jamais vraiment été le travail avec l’acteur, je crois.

 

Vous avez poursuivi votre collaboration avec La Salamandre.

Après le succès de Charles mort ou vif, comme Tanner le disait très bien, l’un des pièges était de ne pas faire du cinéma français alors que La Salamandre était une coproduction franco-suisse, avec une comédienne française, Bulle Ogier, déjà connue et qui venait de jouer dans L’Amour fou [1969]. Je me souviens avoir vu le film de Rivette à Genève avec Tanner, qui m’avait dit : « Regarde bien cette comédienne, c’est elle que j’aimerais pour le prochain film. » Rivette taillait ses films sur mesure pour les comédiens, il y avait une grande différence avec ce que Tanner proposait : le rôle d’une fille de la campagne suisse, devenue ouvrière à la chaîne, à Bulle qui venait du 16ème arrondissement de Paris.

Bref, Bulle Ogier débarque, je ne la connaissais pas, on était un peu intimidés. Je me suis aperçu qu’elle était effectivement très citadine, mais avait le génie d’exploiter ce léger décalage produit par la vie dans un pays et un milieu qu’elle ne connaissait pas. C’est sans doute la première fois que je me suis retrouvé face à un « vrai » comédien. Elle découvrait son rôle au fur et à mesure, et on la voyait travailler. Elle devait fabriquer des saucisses : comment ça marche ? Elle se lançait. Et ça convenait bien à son personnage décalé, pas complètement inséré dans la société productive de la Suisse romande de l’époque.

La construction narrative de Charles mort ou vif était déjà très bonne mais, là, c’était en plus un peu mieux pensé au découpage, avec une sorte de professionnalisme. Et cette fois, j’étais au cadre.

 

Tanner arrivait sur le tournage avec un découpage, des volontés sur les axes, les objectifs ?

Le plus souvent, on décidait ensemble. Pour les objectifs, jamais – c’est venu plus tard, lorsqu’on a commencé à tourner en 35 mm et en couleur, ce qui force à réfléchir plus, entre autres parce que ça coûte cher.

 

L’année précédente, vous aviez commencé à travailler avec les Straub, qui ont une pratique tout à fait différente du découpage, de la préparation.

Je suis redevenu assistant pour Othon, tourné juste avant La Salamandre. Bien sûr, ce sont des méthodes différentes, mais il n’y avait pas qu’eux : à la même époque, je travaillais avec Daniel Schmidt pour des films baroques, à l’inverse de l’esthétique de Tanner. C’est quand même le rôle de l’opérateur, de se mettre dans une dynamique qui lui permet de trouver un espace, pour nourrir le projet de façon cohérente, en essayant de comprendre. Quand on commençait un film avec Tanner, il s’agissait de faire un pas en avant, plus loin, différent du précédent. On a toujours procédé comme ça, souvent sans se le dire. Dans La Salamandre, c’était plutôt simple. On n’avait pas de travelling sinon quelques plans en méhari, tandis que dans le film suivant, il y en avait beaucoup – on a un peu découvert le travelling avec Le retour d’Afrique.

 

Pourquoi ?

On voulait donner un rôle à la caméra, marquer sa présence. Faire qu’elle puisse avoir son mouvement propre, pour nourrir une dramaturgie. Et pour cela, on a beaucoup réfléchi. Pas autour d’une table ou du scénario : on avait des discussions théoriques, puis des idées venaient sur le tournage, dictées à la fois par ce que proposaient les comédiens, par ce que cherchait Tanner, et par nos discussions sur place. On commence un plan sur un comédien, on se déplace sur un autre pour éviter la coupe, et ainsi on conserve le temps propre du jeu. Les travellings étaient réglés en fonction des comédiens.

 

Le système des travellings latéraux pour les séquences de dialogue va rester dans les films suivants.

Oui, mais il est né à ce moment, au bout d’une réflexion. Charles mort ou vif était un film « lancé », dicté par une urgence, même si c’est un mot que je n’aime pas beaucoup. Pour Le retour d’Afrique, on avait le temps et un peu les moyens de faire un pas de plus.

 

Donner un rôle à la caméra était déjà l’un des thèmes de Charles mort ou vif, à travers la présence de l’équipe de télévision, au début.

Sans doute, tous les éléments étaient là. Mais ça n’était pas le fruit d’une réflexion collective. Pour Le retour d’Afrique, par exemple, employer le travelling pour créer des plans séquences changeait évidemment la fonction de la coupe. Ça devenait une coupe réfléchie, le résultat d’une discipline de pensée. Le montage se discutait donc nécessairement au tournage.

 

Est-ce que Tanner utilisait des références à d’autres cinéastes, à propos du travelling ?

Il a été question de Godard, par exemple, malgré le fait qu’à l’époque, Tanner ne se positionnait pas dans le débat Godard ou anti-Godard. Il aimait bien certains films, pas d’autres, voilà tout. Mais il paraît évident que les passages d’un personnage à un autre, dans Le retour d’Afrique, ressemblent aux circulations de la caméra dans les films de Godard de l’époque. La caméra devient « interprète », ou peut le devenir. Ça n’est pas du tout la caméra de Cocorico monsieur poulet [Jean Rouch, 1974], par exemple, que je trouve formidable aussi, et qui suit sans arrêt ses personnages, sans prendre sa propre autonomie.

 

Ce système s’est perfectionné dans Le Milieu du Monde.

Oui. Mais ce qui nous a posé le plus de problème sur Le Milieu du Monde, c’est l’arrivée de la couleur. On était soudain confrontés à la laideur du faux réalisme des pellicules de l’époque, avec leurs verts acidulés – alors que nous voulions filmer des paysages dans la campagne suisse. L’arrivée de la couleur a amené un élément auquel nous n’étions pas préparés. J’avais déjà tourné en couleur, notamment les films de Daniel Schmidt, mais ça n’avait rien à voir avec le monde de Tanner.

Les trois premiers films avaient été tournés pratiquement avec la même technique de caméra, une Eclair avec une bonne série d’objectifs, tandis que pour Le Milieu du Monde, on passait en 35 mm couleur, avec la toute première Arriflex BL pouvant faire du son direct. On tournait en inversible, une pellicule peu sensible. La latitude de pose était minime, les contrastes étaient forts, il fallait éviter les trop grands ensoleillements. C’est pourquoi on a toujours tourné entre novembre et décembre : à Genève, à ce moment de l’année, étant donné que la ville est dans une cuvette, il y a souvent un brouillard qui permet de tourner en extérieur en gardant à peu près le même contraste. On appelait ça « le temps 16 gonflé ». Avec la couleur, il fallait s’interroger différemment. On a réalisé des plans de paysages montrant des évolutions de saison, tous autour de l’automne et de l’hiver, avec la neige, la tourbe, des nuances de blanc et de noir. En couleur, le soleil amène une série de problèmes que l’on cherchait à éviter : la lumière sur les visages n’est pas toujours agréable et, si on ne peut pas le contrôler, le soleil détruit les comédiens en transformant trop les visages. Et comme au cours des travellings, nombreux, la lumière changeait beaucoup, on a décidé une nouvelle fois de tourner sans soleil.

 

Il y avait d’autres choix chromatiques ?

On n’a pas orchestré de symphonie chromatique, non ! Dans Le Milieu du monde, c’est la première fois que l’on a travaillé avec des décors conçus en fonction de ce que l’on voulait. La chambre du personnage féminin, par exemple, avait été en partie refaite. Ça permettait de contrôler un peu les couleurs. On a évité les primaires violentes. Il est plus simple pour un opérateur de s’exprimer sur ce qu’il ne veut pas que sur ce qu’il veut – sinon on n’en finit plus.

Le bistrot où travaille le personnage féminin existait vraiment, on voulait absolument tourner là mais, en lumière du jour, on risquait d’avoir des journées très courtes, avec le peu qui rentrait par les fenêtres. J’ai donc fait une proposition pour avoir toujours de la lumière, très diffusée mais contrôlée, en entourant le bistrot avec une bâche, des projecteurs, afin d’avoir une continuité de lumière et une liberté de travail à l’intérieur. Quelque chose comme des conditions de studio. C’est devenu une technique courante, mais à l’époque c’était la première fois que je faisais ça.

Tout cela était dicté par les lieux et les nécessités du plan de travail – le plan de travail au sens créatif. C’est un outil important, autant qu’un scénario. Un beau scénario sans plan de travail réfléchi conduit au désastre. Pour Le Milieu du monde, on s’était donné un outil plus complexe que sur les films précédents, qui nous a offert en retour une liberté de filmage intéressante.

Je n’aime pas beaucoup la réunion des patrons, au début du film, la séquence est très laide, côté photo. C’est aussi l’un des aspects de Tanner que j’apprécie le moins : ça ne le dérangeait pas que les personnages ressemblent à des cochons. Ils avaient tous la peau un peu rose, je trouvais ça épouvantable, mais il lui fallait de la caricature. Les personnages n’ont aucune chance. C’est ce que j’appelais tout à l’heure le côté tranchant de Tanner. Par contre, tous les plans sur Philippe Léotard et Olimpia Carlisi étaient soignés, plus respectueux de la personne qui joue et des personnages.

 

Jonas semble avoir à l’inverse une véritable organisation chromatique, avec des décisions fortes sur les costumes ou les décors. Je pense au pull orange qui circule entre plusieurs personnages, au lien entre la couleur jaune et le personnage de Miou Miou…

Le chromatisme était d’emblée présent, par la présence des enfants. Je me souviens qu’il y avait ce discours sur les enfants, tous porteurs de couleurs choisies et pensées. C’est sans doute là encore par réaction à la prudence des choix du Milieu du Monde.

 

Vous aimez Le Milieu du monde ?

Oui, parce que c’est un film où l’on a réfléchi. Tanner avait écrit un texte théorique sur la caméra. Comme je le disais tout à l’heure, c’était une époque où le langage cinématographique était en question. Pasolini avait écrit son texte magnifique sur le cinéma de poésie, il y avait Barthes, Metz, c’était l’époque du « travelling affaire de morale ». Je n’entends plus le mot « plan » sur les plateaux, aujourd’hui. « On verra au montage », c’est ce que tout le monde prétend. C’est le règne du non-plan. Avec Tanner, l’interrogation était constante : comment le plan commence, comment il se termine, comment on attaque, comment on coupe. Encore une fois : sur le plateau, on parlait de montage, c’est-à-dire qu’on ne disait pas: « On verra au montage » – avec toute l’estime que j’ai pour les monteurs !

 

Vous avez enchaîné six longs-métrage en moins de dix ans avec Tanner. Comment évolue une relation aussi riche ?

Notre collaboration se passait très bien, mais lorsqu’on travaille souvent avec le même metteur en scène, avec qui on a exploré pas mal de choses, la complicité passe forcément par un moment d’inertie. On discute moins. Sur Jonas, ça allait encore, mais ça s’est senti sur Messidor.

Pour Messidor, on a tourné dans une vingtaine de voitures. A partir du moment où l’on décide que la caméra ne peut pas être à l’extérieur de la voiture, il ne reste qu’une ou deux solutions à l’intérieur. On choisissait les voitures en fonction du plan à faire, mais c’était tout de même très restreint.

Messidor était notre premier film « industriel et professionel », avec feuilles de service, etc. Sur Jonas déjà ça avait commencé à s’alourdir, avec les comédiens qui arrivent et repartent, les plans de travail conçus en fonction de leurs disponibilités plutôt qu’en fonction des images à faire. Réunir tous les comédiens pour la séquence finale n’avait pas été facile. Aujourd’hui, un plan de travail ne se préoccupe pas du temps qu’il va faire, de la lumière possible, l’emploi du temps des comédiens détermine tout. C’est absurde. C’est ce qui montait sur mes deux derniers films avec Tanner. Quelque chose qui venait de l’organisation française aussi – ceci dit, évidemment, en connaissance de tous les avantages que l’on en retirait.

 

Ça a produit des plans que vous n’aimez pas. Vous avez des regrets sur les deux films ?

Ce que je viens de dire concerne plus le cinéma en général que les films en particulier. Il y a toujours des plans qu’on regrette, ça n’est pas le problème. Les possibilités d’intervention s’amoindrissent, tout simplement, et par rapport à ce qu’on avait connu à l’origine avec Charles mort ou vif, il y avait un monde. Et puis, simultanément, il y a eu cette inertie avec Tanner, une complicité trop évidente qui, des fois, écourtait la réflexion. C’était un peu le train-train du vieux couple …

 

Même sur Messidor, qui semble être un projet à part, entièrement en extérieur, confronté aux aléas de la route ?

Bien sûr. Au départ de Messidor, il y avait le désir de retrouver une certaine liberté de tournage. Je n’aime pas le terme « road movie », mais c’était quand même ce qui conditionnait en partie le film : partir sur la route, s’adapter aux situations les plus diverses. Mais nous avions du métier : la machine tourne. On ne découvre plus les choses. D’ailleurs, Tanner a ensuite tenté de rompre avec son propre système, pour monter encore d’un degré, en partant tourner Les Années Lumière en Ecosse, avec un grand comédien, Trevor Howard. Il avait envie de changer de registre, de faire une expérience hors des frontières de la Suisse, de chercher autre chose. Dans le cinéma, on vous pousse toujours à aller « plus haut et plus loin », à faire des films plus compliqué, plus cher, souvent en dépit de l’authenticité et de la qualité. Mais Alain a réussi à ne pas tomber dans ce piège.

(Propos recueillis par Cyril Béghin – à Paris, le 17 décembre 2010 – Sources : Alain Tanner-John Berger, Tome 23, Coll. Théâtres au Cinéma, Bobigny 2011)

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